Quarante-quatre ans

Publié le par Marie

Tiens regarde !

 Là c'est ma mamie en 1906 avec sa robe au-dessus du genou, les franges et la couronne de fleurs d'oranger, son beau sourire et Gaston bridé dans son col à manger de la tarte … ils se sont mariés le même jour que moi, non je me suis mariée à la même date qu'eux, en juillet, le 28.

 Tu veux que je te raconte tout : la préparation, la veille du grand jour, la cérémonie, le repas –  au fait je n'ai pas eu mon mot à dire pour le choix des plats, les deux familles se sont occupé de tout …

 Veux-tu  le menu, l'orage, la faiblesse parce qu'il était tard et j'avais faim …

 Veux-tu que je te raconte les signatures à la mairie dans la grande salle des mariages sous l'immense tapisserie et devant la cheminée François 1er, [à propos de François, c'est lui qui aurait dû être là et pas ailleurs, pour faire pareil que moi en plus]. Je peux te dire la veille et les mois précédents, l'Algérie, l'inquisition des services de police, la suspicion, l'avion manqué par ton grand-père et comment j'ai failli me marier avec un gendarme parce qu'il n'était pas arrivé …

 Les cloches n'ont pas été sonnées à l'église parce que le curé ne savait pas si le marié était finalement rentré.

 Tu veux que …. pendant que je tiens dans mes mains la photo réalisée par l'artiste en renom, pas celle que ton arrière- grand'mère a distribué à la famille, non comme elle m'a dit : je n'avais pas besoin du souvenir-carton de ce qui doit être le plus beau jour de sa vie puisque j'y étais ! ce que tu vois là est une épreuve sans retouche.

 Cela veut dire quoi ? – c'est la vérité, rien que la vérité, pas d'artifice, pas de couleur non plus. C'est comme ça que j'étais. Le photographe m'avait fait retirer les chaussures, j'étais plus grande mais ça n'avait pas d'importance, rien n'a d'importance, rien.

Comment je le sais ? regarde c'est écrit dessus à l'encre violette, juste en travers de la robe et cette marque-là est impossible à effacer. Le Tipp-Ex n'existait pas en ce temps-là.

 Quatre marches à monter, le cortège s'ébranle. La mariée mince et pâle, encore plus blanche que la dentelle qui frôle son visage, un soupçon de couleur aux lèvres, gants de soie jusqu'aux coudes, un bouquet d'églantines à main droite, tient le bras de son père.

 Dame, il est bien fier au parterre de l'église, droit, le menton dressé, il marie la première ! Il a dû s'incliner et ce fut difficile mais comme elle est majeure, pauvre folle, il ne peut s'opposer, la garder plus longtemps. Sourire éclatant de bien courte durée.

 Arrivée presque au pied du fauteuil rouge et or, le velours tout lustré des cérémonies passées, Elle sent sous ses doigts le muscle qui se crispe, un léger tremblement pas vraiment maîtrisé. Il la laisse à sa place. Elle sans se retourner écoute la musique, les mouvements, les chaises, les talons, les enfants. Ils bavardent et rient un peu trop fort. Les parents les font taire.

 Puis Lui arrive au bras de sa mère. Alea jacta est, le sort en est scellé comme on dit en anglais. Un adieu à François. La liberté gagnée.

Publié dans Elle

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